Ville d'Illumis _ Alentours de l'avenue Ventôse
"
Dernier appel ! Les combattants s'avancent ! Bougez-vous, les paris sont fermés !"
Le bruit des grilles retentit sourdement dans cet espace clos souterrain, secouant la foule d'un mouvement d'excitation. Edmond dut jouer des coudes pour ne pas être repoussé jusqu'aux tréfonds de l'arène. Petit de taille, sa condition physique n'était pas idéale pour pratiquer ce genre de sport, mais il lui fallait pourtant atteindre les premiers gradins. L'odeur de sueur, les cris, la marre de bière répandue au sol sur laquelle il faillit glisser firent jurer tout bas l'aristocrate déchu. Une vague de clameurs s'étendit sur la foule, vrillant ses tympans et ajoutant au musc ambiant une odeur d'aisselles qui obligea Edmond à retenir son souffle plusieurs secondes durant. Se glissant finalement entre deux hommes d'âge mûr à la cravate desserrée sur des chemises ouvertes, le garçon put apercevoir la fosse entre une épaule massive et le crâne rasé d'un vieux truand. Quelques coups d’œils perdus, aveuglés par les projecteurs, et Ed poussa un soupir de soulagement en distinguant la tignasse en bataille de son ami toujours debout au milieu de l'arène.
Le loubard était à terre, se traînant à la hâte sur le sable, au milieu d'un fatras d'immondices jetées depuis les gradins. Le dominant de sa silhouette longue et svelte, un garçon à l'allure de brute le suivait d'un pas décontracté. Les mains enfoncées dans les poches de son sweet, ses cheveux pourpres ébouriffés, Randall présentait des ecchymoses en tous genres qui ne paraissaient pas le gêner. Sa peau pâle semblait grisâtre sous la forte lumière des projecteurs. Son nez droit et fin en aurait fait un jeune homme agréable à regarder s'il ne surmontait pas une bouche étroite, légèrement ouverte sur des dents serrées dans un rictus agressif et agrémentée d'une lèvre fendue ; la colère le disputait au mépris sur cette grimace tendue. Sa démarche souple, semblable aux pas d'un fauve autour de sa victime rampante, laissait toutefois deviner l’extrême tension qui bandait chacun de ses muscles : ses bras secs et dénudés frémissaient constamment sous le flux d'adrénaline et un tic nerveux faisait parfois vibrer son sourcil droit.
Une nouvelle clameur s'éleva, réclamant le châtiment dû au vaincu. Randall releva alors les yeux pour croiser le regard d'Edmond. L'aristocrate secoua la tête, incrédule, alors que son ami se déridait, sortant une main de ses poches pour lui faire un bref signe amical. Son visage s'était détendu pour lui adresser un sourire en coin. Fier et sûr de lui, comme à son habitude. Ses yeux dorés perçants comme l'acier crépitaient d'une lueur victorieuse. Les innombrables piercings qui ceignaient ses oreilles reflétaient la lumière des projecteurs, l'entourant d'un halo clignotant à chacun de ses mouvements. Satisfait d'être à son avantage sous le déluge d'attention qui lui était portée, le combattant secoua ses mains en sautillant, faisant danser ses mèches rousses d'où s'échappèrent quelques gouttes de sueur. Bon joueur, il laissa à son adversaire le temps de se redresser en s'accrochant au grillage de sécurité alors que la foule criait de plus belle. Le jeune combattant ricana avant de reprendre une posture de combat.
Edmond enfouit son visage dépité dans sa paume quand le loubard se retourna brusquement pour envoyer son poing fracasser l'arcade de son ami. Une clameur nouvelle s'éleva. Moins d'une minute plus tard, Randall Vanbel était annoncé perdant.
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Ton goût du spectacle te perdra, Randall, souffla l'aristocrate en aidant son compagnon à s'allonger sur un banc miteux, dans une salle de repos minable puant l'urine et le renfermé.
Le rouquin grogna pour toute réponse, repoussant Edmond qui ne s'offusqua pas pour si peu. Tâtant avec une grimace de douleur la plaie ouverte au-dessus de son œil gauche, Randall suivit du regard la silhouette de son ami qui trempait déjà un linge usé sous un vieux robinet. L'eau grisâtre sentait la moisissure, comme tout ce qui se trouvait dans ces anciens vestiaires remaniés en salles d'attente pour les combattants. La tête lui tournait légèrement, mais ce vertige était moins du à la perte de sang découlant de ses blessures qu'à la forte montée d'adrénaline que Randall avait subie quelques instants auparavant ; les contusions n'étaient pour la plupart pas bien sérieuses, mais certaines d'entre elles s'étaient ouvertes, ce qui promettait au jeune homme une ou deux marques inélégantes à arborer durant les semaines à venir.
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C'est pas important... , gloussa-t-il finalement alors qu'Edmond revenait poser l'étoffe humide sur son front, lui arrachant une grimace caustique. La sensation de picotement disparut bien vite, anesthésiée par l'eau froide, et Randall put enfin desserrer les dents pour lancer d'un ton presque impatient :
Dis-moi où tu en es.L'aristocrate se mordit la lèvre, toisant son compagnon un court instant. Il était toujours facile de lire dans le regard acéré du rouquin tout ce qui lui passait par la tête ; colère, mépris, amusement cruel pour la plupart des expressions qu'Edmond lui connaissait à l'accoutumé. Mais aujourd'hui, Randall était dans un bon jour. Aucune fourberie dans ses yeux, seulement cette attente pleine d'espoir. Le noble déchu se savait la chance d'être considéré comme un ami précieux par ce garçon détaché de presque tout, et cette amitié était partagée. C'est pourquoi Edmond De Monteau, fils déshérité, avait décidé de risquer la seule chose qui lui restait à présent pour aider Randall dans sa folle entreprise : son intégrité.
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Tu sais que si quelqu'un découvre le pot-aux-roses, tu risques gros, n'est-ce pas ? insista l'aristocrate, inquiet.
Le rouquin lui répondit de son sourire de brute que peu de gens savaient qualifier de ravi. Jetant la serviette humide pour se redresser en position assise et attraper Edmond par les épaules, sa défaite et l'humiliation qui l'accompagnait ne semblait déjà plus l'affecter. S'il y avait une chose qu'on ne pouvait pas reprocher à Randall Vanbel, c'était d'être mauvais perdant. Certes, le jeune homme était fier et impétueux, mais les déboires de la vie et la société implacable dans laquelle il avait grandi l'avaient suffisamment souvent remis à sa place pour qu'il ne développe pas un orgueil mal placé.
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C'est bien vrai ? Tu l'as reçue ?A contrecœur, Edmond tendit à son ami la large enveloppe qu'il avait dissimulée dans sa sacoche d'ordinateur. Le rouquin s'en empara et l'ouvrit sans attendre. Enfin, il l'avait entre les mains. La dernière bombe à lâcher avant son départ. L'ultime doigt d'honneur tendu vers la face bourgeoise d'Illumis.
Il rit à nouveau, d'un rire bas et sournois, avant d'enfourner l'enveloppe dans son propre sac-à-dos usé. Il ne devait pas trop tarder, l'épicerie allait bientôt fermer. Sam lui ferait payer de rentrer si tard sans un nouveau sachet de nourriture. Fatigué mais satisfait, le garçon récupéra ses affaires dans un casier branlant, fourra le tout dans son sac en prenant soin de placer au passage une compresse sur son arcade malmenée.
Edmond le regarda faire, lèvres serrées, comme s'il se refusait à prononcer des paroles qui lui brûlaient pourtant la gorge. S'apercevant du malaise de l'aristocrate tandis qu'il enfilait sa veste, Randall lui sourit en le rassurant d'une tape sur l'épaule.
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T'en fais pas, Ed. Ton nom n'apparaîtra nul part. Les Crowley tomberont sans que tu sois jamais inquiété.-
Ce n'est pas pour moi que je m'inquiète, le corrigea son ami en grognant.
Randy... Un coup comme ça... t'en sortiras pas avec une simple tape sur les doigts.Mais l'amusement ne quitta pas pour autant le visage du rouquin alors qu'il enfilait son sac à dos en jetant un coup d’œil à son portable. Randall Vanbel n'était pas un inconscient, Edmond en avait la conviction. S'il s'amusait à tirer le diable par la queue, ce devait être avec assez de discernement pour s'être déjà trouvé une échappatoire.
Comme pour lui prouver qu'il avait raison, le garçon lui colla soudain sous le nez son téléphone, sur lequel était affiché un mail officiel.
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Je déménage mon cher Edmond ! jubila Randall.
Fini le petit flic en infiltration dans cette ville pourrie, je pars pour Eternia dans trois jours.-
Tu plaisantes ? balbutia l'aristocrate estomaqué en attrapant le portable pour mieux lire le mail.
Mais Randall ne mentait pas. Il prendrait ses fonctions d'Inspecteur dans deux semaines, à Eternia City, cette immense communauté qui se targuait d'être aujourd'hui l'endroit le plus sûr au monde. Et pourtant, comme partout, la pourriture s'installait, et la ville était en demande constante de nouveaux Inspecteurs. Il n'y avait pas à en douter, s'il s'agissait de chasser des déchets, le rouquin serait tout à son aise là-bas.
Edmond se mordit la lèvre inférieure, et rendit lentement son portable à son ami qui le fourra négligemment dans sa poche. Il aurait aimé lui dire à quel point il était vexé de ne pas avoir été prévenu plus tôt, lui, son meilleur ami. Mais il savait aussi que le bouder pour cela serait parfaitement égoïste ; Randall avait du orchestrer ça depuis des mois dans le secret le plus total. Il était après tout sur un gros coup, le plus gros coup de sa carrière et même de celle de ses collègues. Edmond savait qu'il s'attaquait à un trop gros poisson, le clan Crowley ne tomberait pas si facilement, pas sans emporter quelques têtes avec lui. Fuir la région tout de suite après avoir posté le paquet semblait être le meilleur choix à faire pour le jeune policier.
L'aristocrate soupira.
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Je suppose qu'on va simplement se dire au revoir ? Tu n'as pas peur pour ta famille ? s'inquiéta Edmond.
Mais Randall haussa les épaules avec désinvolture.
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Le Crowley sont peut-être des gros bonnets, mais ils n'ont quasiment pas d'influence à Yantreizh. Et puis, si tout se passe comme je l'ai prévu, je serai loin d'être leur première piste.Son compagnon acquiesça, toujours soucieux, mais décidé à faire confiance au jeune homme. Un bras robuste mais chaleureux passé autour de ses épaules l'invita à quitter cet endroit puant pour se diriger vers la sortie de l'arène clandestine. Ils rejoignirent bientôt les rues bruyantes d'Illumis, où quelques réverbères s'étaient déjà allumés alors que le soleil était encore bien présent.
Depuis combien de temps se connaissaient-ils ? se demanda Edmond De Monteau. Près de dix ans, oui. Depuis ce jour où le jeune étudiant en école de police lui avait fait du gringue par un bel après-midi d'été, plongeant l'aristocrate dans un état de panique rarement égalé. Il ne leur faudrait pas plus de quelques semaines pour devenir bons amis, et ce malgré le caractère étrange et souvent difficile à cerner du rouquin. Deux ans après, le père d'Edmond mettait à jour les dettes de son fils envers les trois casino qu'il côtoyait, et Edmond était déshérité. Beaucoup de ses anciens amis lui avaient tourné le dos, car la noblesse ne pardonnait pas à Illumis. Randall, quant à lui, ne l'avait pas lâché. Il lui avait prêté de l'argent bien sûr, l'avait logé dans son studio à plusieurs reprises jusqu'à ce qu'il parvienne à se retourner. Alors, quand il songeait à la perspective de voir ce si précieux ami disparaître à l'autre bout du monde, Edmond sentait sa gorge se serrer.
Ce soir-là, ils sortirent traîner aux bars, après que Randall soit rentré nourrir la bête sauvage qui lui servait de partenaire. Les verres tintèrent à plusieurs reprises, dans une joie qui parvenait malgré tout à s'installer.
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Comment c'est, Eternia, d'après toi ? questionna Edmond alors que son esprit flottait légèrement, observant une affiche à l'autre bout du bar.
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Mec ! s’esclaffa Randall.
J'y vais pour tâter le terrain. Et dès que j'aurais fait mon trou, promis, y aura toujours un canapé pour toi.L'aristocrate sourit, et ils trinquèrent un dernière fois.